[Chapitre 2, Questioning Technology, traduit par Anne-Marie Feenberg]

Technocratie et rébellion : Les Événements de mai de 1968

Introduction: une intersection historique

Mille neuf cent soixante-huit a été l'année cruciale de la contestation par la nouvelle gauche partout dans le monde occidental, et particulièrement en France où au mois de mai de cette année-là dix millions d'ouvriers transformèrent une manifestation d'étudiants en un mouvement révolutionnaire en les rejoignant dans la rue. Dans le bref espace d'un mois, la France fut ébranlée et reconstituée non sans subir une explosion qui retentit encore aujourd’hui. Comme beaucoup de révolutions échouées, les Événements de mai ont eu un énorme impact sur la culture de la société malgré leur échec dans la rue. Bien que les Evénements de mai se soient produits en France, ils mirent au grand jour plusieurs causes fondamentales de la contestation étudiante dans tout le monde capitaliste avancé, y compris les Etats-Unis.

Les Événements de mai marquèrent le point culminant de l’influence de la Nouvelle Gauche des années 60. Ils donnèrent également le premier signal de l'instabilité politique qui allait envahir une grande partie de l'Europe méridionale dans les années soixante-dix. En 1968 personne n' imaginait que les événements seraient relayés par un mouvement électoral tel que l'Eurocommunisme. A l’époque, on parlait de la “sénilité" et de la “sclérose" des partis officiels d'opposition. En fait les Événements de mai renversèrent non pas l'Etat Gaulliste, mais les horizons idéologiques étroits de la vieille gauche qu'ils interpellèrent en défiant le capitalisme de façon nouvelle. Les Evénements ont transformé l'image populaire du socialisme en France, contribuant à l'effondrement du Stalinisme moribond et des traditions social-démocrate, et préparèrent la victoire de Mitterand au début des années quatre-vingts.

Cependant, cette victoire ne put apporter de changement social radical. Les partis socialistes et communistes jouèrent avec les idées circulant dans la gauche extraparlementaire depuis 1968, mais en fin de compte inscrirent banalement à leur programme des nationalisations avant de fuire précipitemment dans le conservatisme fiscal. Déçus, les nouveaux mouvements sociaux, tels que les mouvements écologiques et féministes, finirent par sortir de l'ombre des partis établis de gauche.1 En même temps, les intellectuels français se libérèrent du fardeau moral du communisme qui avait pesé sur eux depuis la deuxième guerre mondiale. De nouveaux mouvements théoriques associés à Foucault, Deleuze, Baudrillard achevèrent la coupure avec la vieille gauche commencée en 1968.

Dans ce chapitre je voudrais revoir en analysant des documents de l’époque les Événe-ments de mai à la lumière de quatre thèmes centraux : la logique de la révolte des étudiants; les relations entre les ouvriers et les étudiants; la crise idéologique des couches moyennes; et la nouvelle image libertaire du socialisme.

La lutte contre la technocratie a joué un rôle central dans chacun de ces domaines. A mesure que les grandes sociétes et les organismes de l’Etat envahissaient de plus en plus les institutions sociales, et que la technologie menaçait d'envahir des domaines protégés tels que l'enseignement et la médecine, on finit par défier le progrès constitué par les développements technologiques aveugles. Un tract d'étudiant exprime l'idée ainsi: "refusons catégoriquement l'idéologie du RENDEMENT et du PROGRES ou les pseudo-forces du même nom. Le progrès sera ce que nous voulons qu'il soit" ("L'Amnistie des Yeux Crevés "). En provoquant autour de ce thème le gouvernement français et son opposition officielle, les Événements de mai ont inventé une nouvelle politique.

Technocratie et révolte des étudiants

"Pourquoi se battent-ils? Parce qu’ils refusent de devenir les chiens de garde de la bourgeoisie" ("Roche Démission").

Dans les sociétés modernes, la hiérarchie de la richesse et du pouvoir est censée refléter les degrés de capacités de la population. La seule richesse ou la naissance ne justifient plus le privilège. Maintenant ce sont l'éducation et la compétence qui ont cette fonction. Voilà la thèse fondamentale de la technocratie post-industrielle. Bien sûr, la technocratie est davantage une idéologie qu'une réalité. Bien que le progrès technologique ait réellement transformé la bureaucratie moderne, l'administration technocratique dans les sociétés socialistes et capitalistes avancées trouve des justifications à l'exercice du pouvoir par les élites politiques et économiques; elle ne les remplace dans aucune de ces sociétés.

Mais si l'idéologie technocratique n'est pas tout à fait vraie, elle est assez plausible et on y crut suffisament pour changer l'image de l'université, source de la compétence technique. Vers la fin des années soixante, la résistance étudiante se dirigea d'abord contre la pression croissante visant à l’intégration technocratique de l'université et de la société.2 En France, l’université profondément traditionnelle vit la montée de la technocratie avec consternation et refusa de s’adapter à un monde qu'elle rejetait. En Amérique le mouvement surgit simultanément avec la création de la "multiversity" moderne, plus que jamais au service du monde des affaires et de l’Etat.

L'éducation de masse contribua certainement à une vie estudiantine moins agréable et moins prestigieuse. Cependant, les mouvements des années soixante n'étaient pas simplement des réactions au déclin de la qualité de la vie d'étudiant. Beaucoup plus importante était la relation des étudiants à la société en général et leur vision de l'université comme institution sociale. Pendant Les Événements de mai un tract qui s’appelait "L'Amnistie des Yeux Crevés " devint en quelque sorte le manifeste du mouvement. Il commence ainsi: "il n'y a plus de problème étudiant. L'étudiant est une notion périmée" ("L'Amnistie des Yeux Crevés"). Ce tract, comme beaucoup d'autres, affirma que la révolte des étudiants ne concernait pas la situation dans les universités. On pouvait constater ce même refus de se limiter aux problèmes estudiantins dans les mouvements étudiant américain, chinois, italien, mexicain, et en fait dans la plupart des principaux mouvements étudiant des années soixante (Daedalus: Winter, 1968). Bien que les changements dans l'université aient souvent formé l’arrière fond de ces révoltes, les étudiants passèrent rapidement au delà des revendications de réforme de l'université pour protester au nom d’objectifs universels tels que la paix et la liberté.

La plupart des mouvements étudiant des années soixante se définissaient par la solidarité avec les opprimés au nom desquels ils exprimaient ces revendications universelles. Aux Etats-Unis le mouvement étudiant lutta au nom des noirs et des viet-namiens; on ne peut le comprendre qu’en termes de liens de solidarité, imaginaires ou réels, qui le lièrent à ces groupes opprimés. De même, le mouvement étudiant français se basait sur la solidarité avec les travailleurs. L'universalisme de ces mouvements était particulièrement étonnant en Occident, où la révolte des étudiants permit de réfuter en pratique la soi-disant "fin de l'idéologie."

On appela la nouvelle université "l’usine à savoirs,"; une usine qui produit des savoirs et des savants (Kerr, 1963). Elle fournit des membres à la hiérarchie technocratique, et c'est également le lieu où l’on découvre le nouveau savoir scientifique qu’utilise cette hiérarchie. La lutte, affirme un tract:

“est motivée en particulier par le fait que l'université est devenue de plus en plus un terrain essentiel: l'intensification de la réalité répressive de l'université, de son rôle croissant dans la reproduction sociale, de sa participation active au maintien de l'ordre établi (cf. les sciences sociales en particulier), du rôle de la science et de la recherche dans le développe-ment économique, tout exige l'institution d'un droit à la contestation permanente de l'université, de ses buts, de son idéologie, du contenu de ses "produits" ("Camarades," Action, numéro 1, 7 Mai 1968: 4).

En outre, l'université ressemble à une technocratie parce qu'elle aussi est divisée en qualifiés et non qualifiés, en savants et ignorants. Il y a ainsi une équivalence métaphorique entre la société, qui soi-disant se fonde sur le savoir, et l'université, qui le fait réellement. A en juger par les nombreux tracts et articles qu'ils ont écrit pendant et après les événements, les étudiants français virent l'université comme un modèle idéalisé du monde social où les différences dans le savoir justifent les différentes fonctions et privilèges. Un tract commente ainsi : "pour nous le corps professoral et le corps étudiant ne sont que des grotesques miniaturisations des classes sociales, projetées sur le milieu universitaire, et c'est pourquoi nous refusons au corps professoral le droit d'exister en tant que tel" ("Université de Contestation").

Bien que la plupart des étudiants français n’eût pas d’argent en 1968, ils étaient prédesti-nés à prendre leur place dans les hiérarchies des affaires et de l’admistration après avoir reçu leur diplôme. Ils ne pouvaient pas se définir en termes de pauvreté et d'exploitation, et en fait étaient considérés par les travailleurs comme oppresseurs éventuels. La seule ressemblance significative entre les travailleurs et les étudiants était leur manque de qualifications. Dans n'importe quelle autre société cette convergence n’aurait eu aucune importance, mais dans une société dominée par l'idéologie technocratique, où toutes les formes de subordination se justifient en termes de niveau d'expertise, on pouvait dire que les étudiants étaient soumis à la même domination que les travailleurs, dans sa forme la plus abstraite et la plus pure. La montée du chômage parmi les diplômés d'université rendait l'analogie d’autant plus convaincante. C’est ainsi que les étudiants affrontèrent les tâches auxquelles ils étaient destinés en tant que professeurs et cadres, et les rejetèrent. Ils espéraient pouvoir changer le système avant qu'il ne leur incombe de le faire fonctionner.  

“Aujourd'hui les étudiants prennent conscience de ce qu’on veut faire d’eux: les cadres du système économique existant, payés pour le faire fonctionner au mieux. Leur combat concerne tous les travailleurs car il est le leur: ils refusent de devenir des professeurs au service d’un enseignement qui sélectionne les fils de la bourgeoisie et qui élimine les autres; les sociologues fabricants de slogans pour les campagnes électorales du gouvernement, des psychologues chargés de faire “fonctionner” les "équipes de travail" selon les meilleurs intérêts du patron; des cadres chargés d’appliquer contre les travailleurs un système auquel ils sont eux-mêmes soumis.” (" Pourquoi Nous Nous Battons, " Action, numéro 1, 7 Mai 1968: 4).

De même qu’il était possible de généraliser une vision de la domination en termes de l'idéologie technocratique, on pouvait rendre plus universelle la revendication d’élargissement du champ de liberté et d'initiative. En creusant l'analogie entre l'université et la société, les étudiants découvrirent le caractère arbitraire général des structures établies du pouvoir dans l’ensemble de la société. Ceci explique pourquoi les étudiants n'ont pas tant cherché à détruire la hiérarchie du savoir à l'université, qu’à détruire la hiérarchie dans la société où qu'ils devaient bientôt entrer. Le mécontentement vis-à-vis de l'université visant l’enseignement et l’administration organisée autour de principes de l'idéologie technocrati-que, se déplaça vers le gouvernement et le système économique. Selon un tract du Mouvement du 22 Mars:

“Les étudiants, les lycéens, les jeunes chômeurs, les professeurs et les travailleurs n'ont pas lutté au coude à coude sur les barricades vendredi dernier pour sauver une université au service exclusif des seuls intérêts de la bourgeoisie: C'est une génération entière de futurs cadres qui se refusent à être les planificateurs des besoins de la bourgeoisie et les agents de l'exploitation et de la répression des travailleurs.” ("Continuons La Lutte dans La rue").

Le langage de ces tracts a un air faussement démodé. Il rappelle la longue tradition des intellectuels français se plaçant au service de la classe ouvrière par les bons offices du parti communiste. Mais comme nous le verrons, les étudiants français de 1968 n'avaient rien en commun avec les intellectuels classiques motivés par charité pour leurs inférieurs sociaux. En fait, un graffiti sur les murs de Paris dit: "Je ne suis au service de personne, le peuple se servira tout seul." Le vieux langage du mouvement déguisa de nouvelles causes. C’est ainsi qu’en dépit de leurs emprunts au marxisme, le parti communiste français se méfia des étudiants et condamna le mouvement comme profondément étranger à ses traditions, ce qui était effectivement le cas.

N'y avait-il pas un anti-intellectualisme implicite dans le refus des étudiants de leur propre rôle? On a souvent lancé cette accusation. Pourtant il serait plus exact de dire que la révolte à l'université était une lutte contre l'utilisation d’arguments invoquant la nécessité technique et l'autorité intellectuelle pour justifier un système de domination. Ainsi ce n'était pas l’intellect que les étudiants rejettaient, mais la technocratie quand ils disaient qu'ils "ne veulent plus être gouvernés passivement par “des lois scientifiques”, par les lois de l'économie ou par les “impératifs" techniques.”

“L’amnistie des yeux aveuglés” continue:

“Refusons catégoriquement l'idéologie du RENDEMENT ET du PROGRES ou des pseudo-forces du même genre. Le progrès sera ce que nous voudrons qu’il soit. Refusons les pièges du luxe et du nécessaire— ces besoins stéréotypés et imposés à tous pour que chaque travailleur se fasse travailler lui-meme au nom ‘des lois naturelles’ de l'économie.

“TRAVAILLEURS de toutes natures, ne nous laissons pas duper. Ne confondons pas la division TECHNIQUE du travail et la division HIÉRARCHISEE des autorités et des pouvoirs. La première est nécessaire, la seconde est superflue et doit être remplacée par un échange égaitaire de nos forces de travail et de nos services au sein d’une société libérée” ("Amnistie des Yeux Crevés ").  

En somme, les étudiants se sont trouvés au coeur d'une contradiction qui caractérise toutes les sociétés modernes, la contradiction entre d’une part les vastes connaissances et richesses de ces sociétés et la créativité qu'ils exigent de leurs membres, et d’autre part l'usage médiocre fait de ces connaissances, richesses et créativité. Et ils croyaient que la solution au problème se trouvait dans la transformation du rôle des connaissances —et leur propre rôle dans l'avenir — dans la structure sociale. Ils écrivent: "nous refusons d'être des érudits, coupés de la réalité sociale. Nous refusons d'être utilisés au profit de la classe dirigeante. Nous voulons supprimer la séparation entre travail d’exécution, et travail de réflexion et d’organisation. Nous voulons construire une société sans classes" ("Votre Lutte est La Notre").

L'Alliance Ouvrier-Etudiant

“La liberté c’est le crime qui contient tous les crimes. C'est notre arme absolue” (Graffiti des murs de Paris, 1968).

Dans une société qui prétend être fondée sur le savoir, on peut considérer la révolte à l'université comme une réfutation de toutes les prétentions de la hiérarchie sociale. Elle prouve qu'il y a de sérieuses défaillances dans la citadelle même du savoir. Dans la mesure où l’analyse idéologique de l’université est modelée sur celle de la société, la révolte des étudiants peut leur paraître un modèle de la révolution sociale.

Mais pour que la révolution se produise réellement, les relations modèle-réalité à l'université doivent être renversées. Les étudiants pouvaient généraliser leur mouvement parce que l'université leur apparaissait comme une métaphore de la société. Mais pour que d'autres en dehors de l'université comprennent la signification du mouvement étudiant, il fallait qu’ils en perçoivent la ressemblance avec leurs propres luttes. C'était le but de beaucoup de la propagande des étudiants qui prit comme modèle la lutte révolutionnaire classique pour décrire le mouvement étudiant afin d’en faire un exemple pour la société tout entière. Ainsi pouvait-on boucler le cercle de l'idéologie et de la réalité, et l’utilisation réciproque du modèle comme métaphore et réalité pouvait en faire le symbole de la lutte sociale généralisée.

Le mouvement ouvrier a fourni aux étudiants la métaphore dominante pour décrire leur propre lutte. Ce choix découla d'un sens réaliste des limitations d'une révolte isolée d'étudiants, et aussi du prestige de l'idéologie traditionnelle de gauche. Ainsi pendant les premiers jours du mouvement, de nombreux tracts furent distribués pour justifier la violence aux ouvriers et aussi pour les y inciter.

“OUVRIERS,

—Vous aussi êtes contraints de lutter pour défendre vos conquêtes contre les offensives du pouvoirs.

—Vous aussi vous vous êtes heurtés aux CRS et aux Gardes Mobiles, venus réduire votre résistance.

—Vous aussi vous avez été calomniés par la grande presse aux mains du Patronat et par la radio, aux mains du Pouvoir.

Vous savez que la violence est dans l'ordre social existant. Vous savez qu'elle frappe ceux qui osent le contester: la matraque des CRS est venue répondre à nos revendications; de même les crosses des Gardes Mobiles sont venus répondre aux travaileurs de Caen, Redon et du Mans” (" "D'Où Vient la Violence").

Bientôt les tracts des étudiants commencèrent à établir un parallèle entre les revendica-tions des étudiants et celles des travailleurs: "entre vos problèmes et les nôtres il y a certaines ressemblances: le travail et les offres d’emplois , les normes et les cadences, les droits syndicaux, l’autogestion" ("Camarades Ouvriers").

Les occupations d'usine qui suivirent rapidement montraient clairement la réciprocité de la relation modèle-réalité: elles furent codées simultanément par l’occupation par les étudiants de la Sorbonne, commencée le 13 mai, et par les occupations semblables d'usine en 1936, qu’on pourrait décrire à leur tour comme modèle des actions des étudiants. Un tract qui fut largement distribué aux ouvriers s’intitula "Votre lutte est la nôtre!" Les étudiants y annoncent: "votre lutte et notre lutte sont convergentes. Il faut détruire tout ce qui isole les uns des autres (habitude, les journaux, etc...). Il faut faire la jonction entre les entreprises et les facultés occupées" ("Votre Lutte est la Notre").

Dans quelle mesure cette stratégie a-t-elle réussi? La révolte des étudiants français provoqua une grève générale de millions de travailleurs. Les grévistes saisirent des centaines d'entreprises partout dans le pays, paralysant le commerce et les transports pendant plus d'un mois. Le gouvernement lui aussi était en grande partie impuissant, et il n’y avait que la police et l'armée professionnelle pour soutenir l'Etat chancelant.

Cependant il est difficile de mesurer le soutien des travailleurs aux objectifs mêmes du mouvement étudiant. Les étudiants avait peu d’influence sur les grandes organisations de la classe ouvrière telles que le parti communiste et la Confédération Générale du Travail (CGT), la fédération syndicale menée par les communistes. Continuant en général à limiter la lutte des syndicats aux questions de salaires et de conditions de travail et la lutte politique aux élections, le parti n’a pas reconnu ce qu'il y avait de nouveau dans le mouvement: la revendication de l'autogestion pour les ouvriers et de la transformation de la vie quotidienne et de la culture. En conséquence, les communistes ont du faire face à la nouvelle opposition étudiante contestant sur leur gauche leur position de dirigeants de la classe ouvrière.

Les communistes contre-attaquèrent en accusant les étudiants de gauchisme — auquel les étudiants répondirent en accusant le parti d'une autre déviation également grave, "d'opportunisme." Ce genre d’insultes éculées avait circulé depuis des années. Mais à la différence des luttes précédentes entre les communistes français et les vieilles sectes anarchiste, Trotskiste et Maoïste, les étudiants sortirent cette fois-ci de leur isolement traditionnel. Jamais une crise sociale aussi profonde n’avait été orchestrée contre la volonté d'un parti communiste aussi puissant.

Dans un tract intitulé “vers un gauchisme de masse," un groupe Trotskiste commenta: "le rôle rempli par les ' gauchistesétait, dans certaines limites, celui qu'une direction authentiquement révolutionnaire aurait pu jouer: prévoir le mouvement (et ce n'est pas une question de dates), l'organiser, le diriger" ("Vers un Gauchisme de Masse"). Que de tels propos aient pu être tenus prouve que les communistes avaient sous-estimé de façon désastreuse la conscience politique des ouvriers qu'ils essayaient de diriger.

La deuxième grande fédération syndicales, la Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT), fut entraînée dans le mouvement, adopta les symboles et les objectifs proposés par les étudiants, au moins verbalement, et prôna une stratégie de réformes structurales bien à gauche de ce qu’avançaient les communistes. Dans un tract important distribué par la CFDT le 18 mai, cette organisation s’adressa aux ouvriers avec une interprétation du mouvement qui ressemblait à celle des étudiants.

“Les contraintes et les structures insupportables contre lesquelles les étudiants se sont élevés existent pareillement, et de façon encore plus intolérable, dans les usines, les chantiers, et les bureaux.

“Le gouvernement a cédé aux étudiants. À la liberté dans les universités doit correspon-dre la liberté dans les entreprises. A la monarchie industrielle et administrative, il faut substituer des structures démocratiques à base d’autogestion.

“Le moment d’agir est venu” ("La CFDT s'adresse aux travailleurs").

Malgré ce soutien verbal, les activistes étudiants décidèrent de lancer un appel directe-ment aux ouvriers sans passer par les syndicats. Dans une certaine mesure ils réussirent, bien qu'il leur fût impossible de surmonter en quelques semaines les effets d'années d'ignorance mutuelle. En tous cas, c’est ce que les étudiants essayèrent de faire, encouragés par la grève massive qui commença indépendamment des partis et des syndicats, par le refus d'un accord que les syndicats avaient négocié avec le gouvernement et les entreprises, par la brève radicalisation du parti communiste à la fin de mai quand sous la pression de la base il exigea la démission de de Gaulle, et par l'arrivé des ouvriers révolutionnaires à la Sorbonne, sur les barricades, lors des réunions d'entreprises et de syndicats.

En fait deux groupes de travailleurs ont été profondément influencés par la stratégie étudiante, et ce fut leur refus de terminer la grève et leur participation aux combats de rue qui permet de parler d'une réelle alliance travailleurs-étudiants en mai. Le premier de ces deux groupes était les techniciens, en particulier ceux organisés par la CFDT, qui au fil des années était devenue leur représentant principal. L'idée de l'autogestion avait un attrait plus immédiat pour ces travailleurs que pour tous les autres. Ils étaient très qualifiés et se sentaient capables de diriger les entreprises où ils travaillaient. La CFDT avait réagi à ce sentiment bien avant les Événements de mai en revendicant un rôle dans la direction.3 La discussion classique de l’attitude des techniciens se trouve chez Serge Mallet (1963). Plus tard Mallet affirma que les Evénements de mai confirmait son approche.

Les jeunes travailleurs étaient attirés par le mouvement étudiant pour d'autres raisons. Ils se montrèrent extrêmement combatifs et attendaient avec impatience la révolution. Beaucoup d'entre eux rejoignèrent les étudiants sur les barricades et luttèrent contre la police. Ils participèrent aux comités de coordination ouvrier-étudiant et ont influencé les idées que les étudiants se faisaient des travailleurs tout en étant influencés à leur tour par les étudiants. Dans certains cas les événements les incitèrent à joindre un des groupuscules Maoïstes ou Trotskistes qui florissaient à l’époque.

Ces jeunes ouvriers demandaient la révolution violente et immédiate, parfois avec mépris ou condescendance envers leurs ainés et le parti qui n’étaient pas parvenus à la faire. Beaucoup d'ouvriers plus âgés, pensaient-ils, s'étaient résignés; par contre, eux n'avaient aucune intention de suivre les traces de leur père; ils n'allaient pas "avaler" les défaites et les humiliations sans faire leur essai de liberté, en dépit de ce que les anciens des syndicats, plus sages, pouvaient leur conseiller.

Des phénomènes parallèles se produisirent les deux années suivantes parmi les jeunes ouvriers en Italie, en particulier ceux d'origine méridionale. Ils étaient même moins intégrés aux organisations des syndicats et des partis établis que leurs homologues français, un facteur qui semble directement lié à leur combativité intense. Faisant souvent partie de la première génération venue dans la ville, sans aucune racine prolétaire, ils attaquèrent sans hésitation les structures et les pratiques qui semblaient "naturelles" aux ouvriers plus âgés ou plus urbanisés. En Italie ceci comprenait l'organisation entière du travail manuel: système du travail à la pièce, chaîne de montage, hiérarchie des salaires, suppléments de salaire pour les travaux dangereux, etc...

Des luttes semblables eurent lieu aux Etats-Unis plusieurs années après, dont la plus célèbre était la grève de Lordstown en 1971-1972. Les jeunes ouvriers, moins mécontents des récompenses que des servitudes du travail industriel, firent une nouvelle sorte de grève, indicative des changements profonds dans les aspirations des ouvriers des sociétés capitalistes avancées (Aronowitz, 1973: chap. 2).

Ainsi la nouvelle gauche ne fut pas exclusivement une affaire d’étudiants. Les travail-leurs industriels, dont on pensait qu’ils se contentaient de hausses de salaire périodiques, se manifestèrent avec des revendications de pouvoir et de contrôle sur le processus du travail. En France de telles luttes cadraient avec l'attaque des étudiants contre l'organisation du travail autoritaire, soutenue par beaucoup d'employés dans les professions et les administrations. 4

Au service du peuple

“l’obéissance commence par la conscience et la conscience par la désobéissance” (Graffiti des murs de Paris, 1968).

Les luttes de mai disloquèrent brièvement une des fondements de la démocratie capita-liste: l'allégeance des couches moyennes aux partis et aux institutions établis. L'opposition éclata parmi les professeurs, les journalistes, les employés dans “l' industrie de la culture," parmi les travailleurs des services sociaux et les fonctionnaires, et aussi parmi les cadres de bas et moyen niveau. C'en est fait l'image d'une classe moyenne politiquement et socialement conformiste, que proposent les analyses classiques du "col blanc" de C. Wright Mills et de William Whyte., qui fut mise à mal. Très vite les étudiants virent leur propre révolte incorporée dans des mouvements beaucoup plus larges de groupes professionnels auxquels l'université donne accès.

L’explication des Événements de mai a produit une floraison de théories, et il n’est pas possible de passer en revue ces discussions ici.5 L'étude du rôle des couches moyennes pendant les Événements de mai ne peut pas entièrement résoudre les problèmes théoriques, mais elle peut nous montrer comment elles se comprenaient et agissaient pour soutenir un mouvement révolutionnaire en cours. Cette perspective montre l'artificialité des tentatives de faire tenir les couches moyennes dans la théorie de classe traditionnelle.

Pendant les Événements de mai il y avait des courageux pour essayer de convaincre les couches moyennes qu'elles faisaient partie des travailleurs ordinaires. Roger Garaudy, entre autres, proposa que les ingénieurs, les techniciens, les employés de bureau et les cadres "avaient été prolétairisés" "parce que la mécanisation des tâches administratives et des fonctions de gestion élimine de plus en plus la frontière entre l'employé comme manipulateur d’ordinateurs, pour donner un exemple, et le travailleur travaillant dans des conditions d'automatisation" (Garaudy, 1968: 9). Cette description ignorait tout simplement le fait que ces mêmes employés "prolétarisés" remplissent les postes de la technocratie qui dirige la société. Les marxistes plus traditionnels ont également mal interprété ce phénomène en reléguant les couches moyennes à la petite bourgeoisie, comme s'il y avait une ressemblance significative entre faire marcher une épicerie de quartier et gérer un secteur de l'Etat ou l’administration de grandes entreprises.

En fait, les couches moyennes révoltées ne se voyaient pas comme membres ni de la classe dirigente ni de la classe ouvrière et, contrairement à celle-ci, leurs revendications étaient principalement sociales et politiques. Ils protestaient contre l'absurdité de la "société de consommation"; ils dénoncaient l'organisation bureaucratique de leur travail et exigeaient le droit de participer à la détermination de ses objectifs. Il y avait une autre différence entre les luttes les plus avancées des couches moyennes et celles des travailleurs. Le mouvement de ces derniers parlait au nom du "peuple"; les couches moyennes exprimèrent leur désir de reporter leur allégeance de l'Etat et du capital "au peuple." Ce langage semblait impliquer qu'elles se situaient en effet au milieu de la hiérarchie sociale, ni dominantes, ni dominées. Leur position intermédiaire reflète le rôle ambigu des "travaileurs du savoir" dans une société technocratique, pris entre les élites traditionnelles et la masse de la population. Quelques exemples peuvent clarifier cette idée.

1. L'enseignement. Pendant les Événements de mai les lycées et les universités en solidarité avec le mouvement déclarèrent leur "autonomie". Selon l’un des tracts: "l'autonomie de l’instruction publique est un acte politique de sécession à l’égard d'un pouvoir qui a définitivement failli à sa tâche quant à la défense des intérêts réels de la collectivité en manière d’éducation" (Le Mouvement, numéro 3, Censier, juin 3, 1968).

Mais que voulait dire “autonomie"? L'université en révolte espérait-elle s'isoler de la société? Un long tract d’un groupe d'enseignants de gauche explique pourquoi ce n’était pas possible:

“Les victimes principales du fonctionnement et de l’organisation actuels du système scolaire sont, par définition, à l’extérieur du système pour en avoir été éliminé; par conséquent, les groupes dont la voix ne s’est pas fait entendre dans la discussion universitaire, discussion entre les bénéficiaires du système, sont ceux mêmes qui auraient le plus directement intérêt à une transformation réelle du système...

Toute mise en question de l’institution scolaire qui ne porte pas fondamentalement sur sa fonction d’élimination des classes populaires, et par là, sur la fonction de conservation sociale du système scolaire, est nécessairement fictive.

En déclarant l'université “ouverte aux travailleurs” même s’il ne s’agit là que d’un geste symbolique et illusoire, les étudiants ont montré au moins qu’ils étaient ouverts à un problème qui ne saurait être résolu que par une action sur les mécanismes qui interdisent l’accès de certaines classes à l’enseignement supérieur” (Schnapp et Vidal-Naquet, 1968: 695).6

Leur réflexion sur ce genre de problèmes mena les étudiants à revendiquer “l’autonomie" en termes concrets de propositions pour "l'éducation permanente pour tous." Ainsi l'autonomie n'était pas une fin en soi; c'était précisément en devenant autonome que l'université pourrait changer son allégeance de classe et réduire la distance sociale qui la séparait du reste de la société. Revendiquer une plus grande autonomie par rapport à l'Etat impliquait moins d'autonomie vis-à-vis de la population qu’on invitait à participer à la réforme de l'université.

2. Les Communications. L'industrie des communications fut également boulversée par les Evénements de mai. Des employés du secteur nationalisé firent grève en revendiquant "une radio et télévision au service de tous, et non d’un parti" (Téléciné, numéro 143, juillet 1968). C'était l’équivalent des revendications des étudiants et du corps enseignant pour la démocratisation de l’enseignement. “L'autonomie” était également le slogan qui marqua les tentatives du personnel de Radio-Television pour se libérer de la surveillance étouffante de l'Etat Gaulliste. Essentiellement, ils revendiquèrent le droit de dire la vérité. Mais dans le cadre des événements, cette revendication avait une signification politique assez claire: elle signifiait leur soutien au mouvement lorsqu’il en communiquaient les les activités. Donc ici aussi, l'autonomie vis-à-vis de l'Etat impliquait des relations plus étroites avec le peuple.

3. La fonction publique. Beaucoup de ministères furent fermés en mai par leurs propres employés, en grève par solidarité avec le mouvement. Toutes les protestations réunissaient les éléments suivants: un ensemble de revendications de conditions de travail plus démocratiques et l’abolition de politiques qui de l’avis des fonctionnaires s’opposaient aux intérêts du peuple.

Même le ministère des finances, si solennel hatituellement, participa au mouvement. Le modèle étudiant y fut reproduit, avec ses occupations, ses assemblées générales et ses commissions de réforme. Un tract en décrit l'histoire:

“En même temps que les étudiants soulevés dans toutes les universités de France et les dix millions de grévistes unis contre l’iniquité du régime économique, le prodigieux mouvement populaire de mai 68 a touché les fonctionnaires des principaux ministères, où les structures traditionnelles de l'administration sont profondément ébranlées.

“L’assemblée des personnels de l'administration centrale de l'économie et des finances réunie le 21 mai, a décidé La grève continue. Au ministère des finances, comme dans la plupart des services annexes et à l'institut national de statistique, les fonctionnaires ont arrêté le travail et occupé les locaux.

“Le 21 mai une manifestation réunissait rue de Rivoli 500 fonctionnaires des finances réclamant une administration au service du peuple et ‘un changement radical de politique économique et sociale’” ("Grève au Ministère des Finances: On Debré-Ye")”

Les événements semblables se produisaient au ministère de l’Urbanisme et du Logement, qui distribua un tract avec le paragraphe significatif suivant:

“Fonctionnaires au service de la collectivité, nous sommes devenus paradoxalement et pour beaucoup à notre corps défendant, le symbole de la paperasserie. Une conception erronée du rôle de l'Administration, jointe à l'absence de concertation dans l’élaboration de décisions et dans leur mise en oeuvre font qu’au lieu d'être l’élément moteur de l’Urbanisme, de l’Equipement et du Logement, nous en sommes les freins que tous les usagers voudraient voir sauter.” ("Grève Sur Place au Ministère de l'Equipement (20 Mai - 8 Juin)," Cahiers de Mai, le numéro 2, juillet 1968).

Dans ces cas l'idéologie professionaliste du "service public" glisse imperceptiblement vers la rhétorique Maoïste de “servir le peuple”. Les fonctionnaires, comme les étudiants et les employés des communications, essayèrent d'inclure les exclus, et de transférer leur allégeance de l'Etat à la population comme s’ils représentaient eux-mêmes un terme moyen.

4. Les cadres d’affaires. Sans doute la plupart des cadres d'affaires étaits hostile au mouvement. Cependant, une minorité importante le soutenait. Comme l’a noté un commentateur :

“On m’expliqua qu’en Loire-Atlantique les cadres se sont solidarisés avec les ouvriers en nombre impressionnant, ce qui ne s’était jamais vu. Or le soutien aux revendications salariales n'était pas l’essentiel: c’est le thème de la gestion qui a cimenté l'union. Les cadres sont frustrés par la trop grande centralisation des organismes publics: ils restent dans leurs bureaux à signer des papiers, mais n'ont pas un pouvoir de décision” ("Toute une Ville Découvre le Pouvoir Populaire," (Cahiers de Mai, numéro 1, mai 15, 1968: 6). 44

Le 20 mai 1500 cadres se réunirent à la Sorbonne pour exprimer leur sympathie avec le mouvement. Plusieurs centaines d'entre eux saisirent le siège social à Paris de la confédération principale des cadres et des ingénieurs et appelèrent à une grève générale. Dans un tract distribué le 24 mai, ils exigèrent “l'élaboration de solutions concrètes pour la démocratisation de la gestion et du processus général de prise de décision économique. Le but de la réalisation de la personnalité dans le travail comme dans les loisirs doit être substitué aux buts habituels de la rentabilité et l'expansion " ("Manifeste").

5. Les experts techniques. Les événements atteignirent même un bureau d'études financé par l’Etat. Les chercheurs y étaient bien payés pour faire des enquêtes et des études pour différents ministères, en général à propos de projets de travaux publics. Pourtant même avant mai ils souffraient d'un malaise indéniable. Ils se rendaient compte que leurs rapports, une fois devenus la “propriété" du ministère qui les avait demandés, servaient à justifier des politiques déjà établies; ou bien étaient abandonnés s’ils ne s’accordaient pas avec les politiques en question. Souvent les chercheurs pensaient que ces politiques n'étaient pas dans le meilleur intérêt des populations qu’on leur avait demandé d’étudier. C'était une situation aliénante et pendant mai, "il est apparu soudain intolérable que le chercheur n'ait finalement aucun droit de regard sur le produit de son travail" ("Les Bureaux de Recherches," Action, juin 24, 1968).

Cependant il ne pouvait pas être question de revendiquer le contrôle pour satisfaire un intérêt personnel. Aussitôt après avoir déclaré la grève les chercheurs essayèrent de se joindre aux personnes dont ils souhaitaient servir les intérêts. Leur syndicat déclara, "les travailleurs du syndicat national des Sciences Humaines affirment leur volonté de voir leur travail mis au service des travailleurs et non au service du patronat et de l’appareil d’Etat capitaliste" ("Les Bureaux de Recherches," Action, juin 24, 1968). Concrètement, ils apportèrent de l'aide financière aux grévistes et fournirent gratuitement une étude de l'emploi dans les banlieues de Paris à la demande des syndicats locaux.

Ces exemples illustrent un modèle commun. En mai '68 ce n’est pas tant un sentiment d’inutilité ou de culpabilité vis-à-vis de leurs privilèges qui animait les couches moyennes françaises mais plutôt celui d’être maltraitées par les dirigents au pouvoir. On comprend mieux leur position radicale comme un appel à la population afin de pouvoir réorienter leur travail dans des voies plus humanitaires et plus productives. En 1971, quand le parti communiste français mit à jour son attitude envers les couches moyennes, ses théoriciens en décrivirent les nouvelles possibilités politiques.

“Avant ces transformations, le soutien des couches intermédiaires, et notamment des intellectuels, aux luttes ouvrières apparaissait, par la force des choses, comme une rupture, comme un ralliement à la cause prolétarienne Aujourd'hui il ne s’agit plus de ralliements individuels mais d’une entente à établir entre les couches sociales ayant des intérêts communs et qui peuvent construire ensemble un avenir démocratique.” (Le capitalisme monopoliste d'Etat, 1971: I, 240).

Cette explication reflète l'expérience des Événements de mai et contribue à expliquer l’avènement de l'alliance électorale du parti communiste, représentant principalement les travailleurs, et le parti socialiste qui, après les Evénements, est devenu le représentant d'une grande partie des couches moyennes. Cependant, elle sous-estime toujours le radicalisme des revendications des partisans les plus politisés du mouvement. “L’ entente" qu'ils attendaient n'était pas que politique, mais aussi bien sociale et économique. Elle devait être fondée sur la transformation de la division du travail dans une société autogérée.

Autogestion: Stratégie et but

“L’humanité ne pourra vivre libre que lorsque le dernier capitaliste aura été pendu avec les tripes du dernier bureaucrate” (Graffiti des murs de Paris, 1968).

L'histoire des révolutions est le récit d’avenirs anticipés qui ne se sont jamais réalisés. Ce sont des ramifications du courant principal de l'histoire qui la ponctuent avec des images successives de la liberté. L'imagination collective de ceux qui se révoltent rappelle et retouche ces images conformément aux conditions qui varient selon l’époque et le lieu. En opposition à la sagesse admise —que la société est destin, que l'individu doit s'adapter pour survivre —les révolutions exigent que la société s’adapte aux individus. Cette exigence ouvre un abîme vertigineux aux pieds de peuples entiers qui jusqu’à là foulaient le sol ferme de la vie quotidienne.

Même après la défaite la mémoire de la révolution reste comme une évidence indélébile que l'histoire pourrait être faite par les êtres humains au lieu d'être simplement subie. Parfois cette mémoire influence la pratique quotidienne de la politique d'un peuple pendant de longues périodes entre les révolutions, de sorte qu’elle ne se perd pas complètement et réanime de nouvelles offensives lorsque les révolutions se relayent à travers les décennies et les générations. Voila ce qui s’est produit en France depuis près de deux siècles. On ne peut comprendre les Événements de mai et leurs conséquences jusqu'à maintenant, sans tenir compte de ce fait.

Selon Walter Benjamin, la révolution est "le saut d'un tigre dans le passé." Il invitait l'historien de la révolution "à faire sauter le continuum de l'histoire " et à rétablir les liens brisés entre les expériences révolutionnaires à travers les siècles (Benjamin, 1968: 261-262). Il y avait certainement des éléments de répétition et de continuité dans les Événements de mai. Superficiellement, le lien partout présent fut les barricades de pavés qui rappelaient tant d'insurrections parisiennes du passé. Plus significatif fut le modèle des activités des travailleurs. Chaque révolution des travailleurs depuis 1905 procéda à partir d'une grève générale à la formation de "Soviets", les conseils ouvriers prêts à saisir le pouvoir. De même, pendant les Événements de mai la grève générale ainsi que quelques Soviets réapparurent sur la scène de l'histoire pour jouer de nouveau la pièce de théâtre commencée et interrompue tant de fois dans tant de pays au vingtieme siècle.

Mais la grève générale de mai et juin était-elle vraiment révolutionnaire? S’agissait-il d’un mouvement économique ou politique, d’un mouvement pour des hausses de salaire ou pour le socialisme? Avait-t-elle une stratégie pratique? Les divers groupes de participants étaient-ils unis? Il n’y a pas de réponse à ces questions ainsi formulées. La grève générale, considérée comme une forme de résistance ouvrière traditionnelle, est toujours économique aussi bien que politique, tout comme l’étaient les Evénements de mai (Luxemberg, 1970: 186). Aucun mouvement révolutionnaire n’a de plan précis au départ. Ils sont au contraire poussés en avant vers des solutions aux problèmes qu'ils créent eux-mêmes quand ils abandonnent les méthodes établies. À cet égard les Événements de mai étaient assez typiques des premiers stades de nombreuses révolutions urbaines.

Que l’on qualifie les Événements de mai de révolution ou non, il s'est produit un phénomène extraordinaire à la fin , losque les ouvriers et les étudiants exigèrent la démission d'un gouvernement qui ne pouvait même plus contrôler l’administration de l'Etat, et encore moins le pays. Dans cet instant d'hésitation à la fin de mai la nation était en suspens tandis que les travailleurs et le gouvernement calculaient leurs chances. A ce moment-là le mouvement se mua en autre chose que la somme totale de luttes particulières pour des intérêts immédiats. La déobéissance massive à toute autorité, quelle que fût la raison immédiate, déclencha une réaction en chaîne dans le creuset où se forma une volonté politique. Que voulait-elle? La réponse à cette question exige un bref détour historique.  

Sans la propagande socialiste pendant des générations par la gauche française "officielle”, et en particulier le parti communiste français, les Événements de mai n'aurait certainement pas eu un soutien ouvrier aussi considérable. Mais les communistes n'avaient rien à offrir au mouvement de 1968. La différence la plus importante entre les communistes et le mouvement se manifesta dans l’attitude envers l'Etat. En mai 1968 le parti communiste français était entièrement voué à une stratégie électorale. Son but était d’établir "une alliance anti-monopole" capable de remporter une majorité parlementaire et de créer "une démocratie avancée comme étape vers le socialisme." Mais en même temps les communistes français étaient parmi les défenseurs les plus fidèles de l'Union soviétique. Les partis socialistes modérés, qui devaient être leurs alliés, et qui représentaient des employés, petites entreprises et petits agriculteurs , étaient inconditionellement opposés au modèle socialiste russe. Le Parti niait avoir des intentions dictatoriales et proclamait sa dévotion à la démocratie. Pourtant il ne critiqua jamais l'absence de ce système souhaitable en Union soviétique, défaillance qui mettait en cause sa sincérité.

En outre, la stratégie communiste identifia le socialisme à un vaste programme de nationalisations lequel, selon les étudiants, laisserait intactes l'appareil administratif de l'Etat et des grandes entreprises et concentrerait encore plus de pouvoir au sommet de l'hiérarchie sociale. En même temps, les socialistes modérés s’étaient attribué le rôle de maintenir la séparation entre l'économie et l'Etat, ce qui a toujours fondé la conception libérale de la liberté. Il semblait inévitable qu’une pareille alliance s’annulle.

Le problème, tel qu’il fut posé par les partis, était en fait insoluble. En tous cas, les vieilles libertés commençaient à s’effriter du fait de l'identification croissante entre les grandes entreprises et l'Etat, la planification organisée de l'économie par les monopoles et les oligopoles, la bureaucratisation croissante des institutions sociales majeures, et la manipulation toujours plus efficace des consommateurs et des électeurs par les media de masse. La stratégie communiste semblait changer seulement les hommes au sommet, mais non pas la structure de domination. La nationalisation de l'économie accomplirait simplement le projet technocratique du capitalisme monopolistique lui-même, quelque soit son contenu social.

Le courant principal du mouvement étudiant rejeta toute la stratégie politique des partis de gauche. L'erreur, disaient-ils, était de viser l'Etat comme l'objet et non comme l'ennemi de la lutte, de conserver les formes bureaucratiques d'administration, et de concevoir le socialisme et la démocratie exclusivement en termes du degré d'intervention de l'Etat dans l'économie. Les étudiants revendiquaient au contraire la fin à la division du travail technocratique comme base d’un modèle radicalement nouveau d’une société socialiste.

Selon les révolutionnaires, le pouvoir institutionnalisé du capitalisme moderne dans chaque domaine de la vie quotidienne, son contrôle sur la culture de masse, rendait une victoire électorale de la gauche sinon impossible, pour le moins un faible substitut à une révolution attaquant les sources de la reproduction sociale. Comme le note un tract,

“Dans la situation actuelle cette participation obtenue passivement sous la pression des modèles d’intégration au système de la consommation de masse et la recherche de promotion sociale, représente en réalité la forme moderne de l'oppression qui cesse d’être exclusivement matérialisée dans l'Etat. L'instrument du pouvoir capitaliste ne réside donc plus tellement dans ce dernier que dans la soumission des travailleurs aux modèles de la société de consommation et à toutes les formes différenciées d'autorité qui assurent son fonctionne-ment” ("Quel est le Sens des Elections Qui Nous Sont Imposé"). 47

Cette analyse n'a pas été réfutée par l'histoire ultérieure de la gauche française. C'était pour de telles raisons que les activistes de mai revendiquèrent un socialisme résultant d'un mouvement révolutionnaire de masse, qui ne changerait pas simplement les hommes au sommet, mais qui briserait la hiérarchie et la remplacerait par de nouveaux principes de coordination sociale. Le socialisme devait émerger non pas d'une victoire électorale, mais de la transformation de la grève générale en une "grève active" où les ouvriers remettraient leurs usines à l’oeuvre de leur propre initiative. (Pareil événement effectivement eut lieu dans un certain nombre de localités (Guin, 1969).) Une fois l'économie remise en marche, pour le compte des ouvriers et non plus pour celui de leurs anciens patrons, l'Etat succomberait rapidement. Un pouvoir parallèle surgirait dans chaque ville et village lorsque les ouvriers coordonneraient leurs efforts entre eux et avec les paysans. Le socialisme serait lancé par la base et non pas transmis à la base par des nationalisations venues du sommet.

L'autogestion, un des buts de cette révolution, servirait également de stratégie dans la lutte contre le capitalisme. Cette stratégie avait un triple aspect. D'abord, elle mettrait fin à la léthargie et l'atomisation de la grève générale, faciliterait l'organisation indépendante des travailleurs en une force politique puissante, et rendrait très difficile au gouvernement de se mobiliser contre la sécession d’industries et de régions entières. Deuxièmement, la grève active était censée changer l'équilibre du pouvoir idéologique entre le capital et les travailleurs en faisant ressortir l'obsolescence de la propriété capitaliste. Si les ouvriers n'avaient pas besoin des capitalistes pour faire marcher l'économie, la population entière serait encouragée à les suivre. Troisièmement, elle assurerait le passage du capitalisme au socialisme par l'action populaire, dans une forme qui limiterait le pouvoir de l'Etat après la révolution, sauvegardant la nouvelle société du Stalinisme et de l'oppression techno-bureaucratique. La stratégie est expliquée dans le tract reproduit à la page suivante ("Nous Continuons la Lutte".)

En France la démocratie industrielle a une connotation anarchiste. En fait, la renaissance du drapeau noir pendant mai était un rappel étonnant d'une tradition française anarchiste qu'on imaginait disparue depuis longtemps en dehors de quelques sectes désuettes. Tout le monde connaissait cette référence historique, mais le concept d'autogestion, que suggère cette comparaison dans le contexte français, n'était pas le produit de sectes anarchistes survivantes mais de la lutte présente poursuivie jusqu'à sa conclusion logique.

À cet égard les Événements de mai sont plutôt comparables à la dernière grande vague des révolutions européennes qui ont suivi la première guerre mondiale, où des millions de travailleurs à travers l'Europe formèrent des conseils ouvriers plus ou moins spontanément pour subordonner l'industrialisme au contrôle direct des producteurs immédiats. Partout, sauf en Russie, ces révolutions ont échoué, et nous connaissons le destin des conseils ouvriers en Union Soviétique. Il n’est pas sûr qu'elles auraient échoué de façon aussi absolue dans des pays plus riches tels que l'Allemagne qui connaissait également des révolutions à l’époque et qui aurait pu être un terrain plus favorable au programme communiste des conseils que la Russie. En tous cas, le Stalinisme devait bientôt enterrer la question. 7

En conséquence, l'industrialisme a continué à se développer sur la voie établie par ses origines capitalistes. Son problème essentiel reste le contrôle sur la main-d'oeuvre qui, sans propriété ou identification avec l'entreprise, n'a pas vraiment de bonnes raisons d’en favoriser la réussite. Les instruments de ce contrôle, la gestion et la conception technique, ont ancré le système si profondément dans la conscience et la pratique qu'il semble lui-même le résultat du progrès. On oublie que le système s’est formé non seulement à partir de nécessités techniques mais aussi à la suite de tensions de la lutte de classe.

Le communisme des conseils proposait de fonder la gestion et la technologie non pas sur les besoins du capital mais sur ceux des travailleurs, exprimés par des votes dans des élections dans chaque entreprise. Naturellement les détails pratiques ne furent jamais réglés, mais il est vraisemblable que des employés relativement instruits d'un pays capitaliste avancé pourraient se substituer aux actionnaires pour guider la politique de l'entreprise. Ils seraient certainement plus au courant et plus près des questions que la plupart des actionnaires. La transformation de longue durée de l'industrialisme qu’impliquerait ce changement serait plus significative que tout ce que pourrait accomplir la substitution de bureaucrates de l’Etat aux capitalistes à la tête d'un système avec des structures semblables.8

Les Événements de mai rétablirent sous le nom de l'autogestion cette tradition oubliée des conseils communistes. La cible de la protestation dans cette nouvelle situation n'était pas simplement le contrôle capitaliste de l'économie, mais plus généralement le contrôle technocratique de la société, la propagation d'un pouvoir administratif fondé sur la médiation technique. Il est bien sûr loin d’être évident que s’il avait duré plus longtemps, le mouvement aurait pu coordonner ces deux luttes, le mouvement anti-technocratique des étudiants et des couches moyennes avec le mouvement des travailleurs contre le capitalisme. Etant donné sa conception ouvrieriste du pouvoir, le communisme des conseils aurait rencontré sans doute des difficultés à maîtriser un ordre social reposant sur tant de formes diverses de la médiation technique soutenue par tant d'administrations différentes. Certains de ces problèmes seront discutés plus en détail dans le sixième chapitre.

Néanmoins, on pourrait considérer ce mouvement comme un retour radical à l'idée de la révolution sociale, d'une révolution qui déplace l'Etat du centre de la scène afin de permettre à l'initiative de la base de se substituer à la domination politique venant d'un centre fixe. Les drapeaux noirs côtoyaient les drapeaux rouges en France pendant mai, mais la synthèse des deux fut largement comprise comme une renaissance de la tendance libertaire submergée du marxisme, en opposition à tous les modèles établis du socialisme.9

Pour appeler les Événements de mai une "révolution" il n'est pas nécessaire de prouver que le gouvernement aurait pu être renversé par une insurrection à ce moment-là. Ce qui définit une révolution n'est pas qu'elle renverse l'Etat, mais qu'elle mette brusquement la société existante en question dans l’esprit de millions de gens et les pousse effectivement à l'action. Une révolution est une tentative de millions de personnes d'influencer la résolution d'une crise sociale profonde par des moyens violents ou illégaux, afin de rétablir la communauté sur de nouvelles bases. C'est précisément ce qui s'est produit pendant mai: les formes sociales étaient comme liquéfiées dans les individus qu’elles avaient coordonnés et qui avaient rendu possible la vieille société. C'était ce qu’un révolutionnaire français précédant, Saint-Just, avait appelé "le moment public," le moment où le contrat social est examiné et reconstitué dans l'action (Saint-Just, 1963: 20).

Les Conséquences

Bien que les Événements de mai n’aient pas réussi à renverser l'Etat, ils ont accompli une autre chose importante, une redéfinition anti-technocratique de l'idée du progrès qui subsiste jusqu’à présent dans une variété de formes. Comme d'autres mouvements semblables autour du monde, les Événements de mai déclenchèrent un processus de changement culturel qui a transformé l’idée de la résistance, déplacé la notion d’opposition de l'exploitation à l'aliénation, et préparé le refus de l'autoritarisme stalinien dans les nouveaux mouvements sociaux. C'était à ce changement culturel plus profond que Sartre fit allusion quand il dit des événements de mai qu'ils "avaient élargi le champ du possible."

La nouvelle gauche a inauguré une période de changement culturel qui a renouvelé l'imagination sociale. Le sentiment d'impuissance devant les vastes forces du progrès, cultivé par la technocratie d'après-guerre a fait place à l'activisme dans beaucoup de domaines. Des buts ambitieux formulés en termes révolutionnaires absolus dans les années soixante ont été petit-à-petit retraduits en réformes plus modestes mais plus réalisables. Sans les luttes de ces années-là comme toile de fond il est difficile d'imaginer l'évolution des professions centré sur les clients, la transformation de pratiques médicales dans des domaines tels que l'accouche-ment et la recherche clinique, la participation dans la gestion et la conception technique, les applications communicationnelles des ordinateurs, et les progrès technologiques respectant l'environnement.

Il est de bon ton maintenant de rejeter la nouvelle gauche comme une aberration. Cette attitude repose sur une vue étroite de ses causes et de ses conséquences. Si la nouvelle gauche avait simplement été un accès de narcissisme adolescent, alors en effet elle mériterait à peine qu’on y fasse encore attention. Mais nous vivons entourés d’arguments contre ce jugement sommaire, si manifestes qu’on ne s’en rend même plus compte. Dans le domaine qui nous intéresse ici, ces mouvements étaient des précurseurs qui annoncèrent les limites du pouvoir technocratique. Dans les chapitres qui suivent j'essayerai d'élaborer une description théorique de la technologie qui peut rendre compréhensible l'espoir exprimé par ces étudiants qui, en 1968, ont proclamé malgré tout, que “le progrès sera ce que nous voulons qu'il soit."

 

Notes

 

1 Pour un compte rendu circonspect de l’impact à long terme des Evénements, voir Weber (1988). Voir Singer (1970) et Harmon et Rotman (1987) pour l’histoire des Evénements eux-mêmes.

2 Le thème de la technocracie fut le plus important pour les commentateurs de mai 1968. La discussion de Touraine (1968) est la plus connue. Mon analyse ici est indépendante de celle de Touraine.

3 Pour une discussion plus détaillée des relations entre travailleurs et étudiants, voir l’analyse de Vidal, dans P. Dubois et al, (1971) 41

 

4L’importance de l’aspiration au pouvoir pendant les Evénements de mai est démontrée par des preuves statistiques dans un article de Seeman (1972), 399.

5 Voir Touraine (1968) ou Glucksmann (1968) pour des interprétations de la nouvelle classe ouvrière. Pour une défense de la vue traditionelle des couches moyennes faisant partie de la petite bourgeoisie, voir la réponse Maoiste à Glucksman, Centre Universitaire d’Etude et de Formation Marxiste-Léniniste (1968). Le Parti Communiste était divisé par ce débat, la conception traditionelle étant prédominante pendant les Evénements. Cf. Claude Prévost (1968). Roger Garaudy offrait une vue alternative.

6 Parmi les signataires figurent P. Bourdieu, R. Castel, A. Culioli, J. Derrida, L. Goldmann, J. Le Goff, E. Leroy-Ladurie, L. Marin, J.B. Pontalis, et P. Ricoeur.

7Pour une discussion de la théorie de Korsch des conseils communistes et la socialisation, et les traductions de textes, voir Kellner (1977)

8 Pour les contributions importantes récentes à ce débat peu concluant sur la possibilité du socialisme, voir Scheickart (1993) et Stiglitz (1994)

9 Pour une discussion de ces tensions au sein du marxisme, voir Thomas (1994)